1. Cultures humaines historiques, entre fiction et connaissance des risques naturels

Le modèle trophique formalise les modifications de l’environnement : le total de biomasse, ou produit naturel, va connaître des phases récessives, appelées péjoration froide ou sèche. Les géologues ont défini le Quaternaire (les derniers 1,7 million d’années) à partir de cette double action abrasive, soit par le froid et les glaciers, soit par l’aridité et la désertification. Le modèle trophique ou les autres approches utilitaires restent cependant impuissants à expliquer l’émergence des cultures humaines et des arts : ceux-ci émergent pleinement lors de la dix-septième glaciation, et donc après un grand nombre de changements climatiques produisant des péjorations froides et sèches.

Les transformations de l’environnement incitent à la connaissance dans le cadre d’une adaptation de type culturelle. Devant l’inadéquation des modèles utilitaires, il a fallu définir un modèle spirituel de production et d’accès à la connaissance, ce qui s’est fait à partir de l’ouvrage de Georges Bataille sur Lascaux [BAT 55]. Cependant ce modèle demande une révision, à laquelle l’œuvre de Michel Foucault s’est attelée. Un nouveau modèle du spirituel peut être défini à partir de l’ouvrage de Michel Foucault sur L’Herméneutique du sujet [FOU 01b]. Le processus spiritualisé de connaissance se rencontre sous deux formes principales, Éros et Askêsis, mystique et ascétique. Ce processus spiritualisé d’accès et de production de la connaissance ne se voit concurrencé par un modèle académique comparatiste qu’à partir d’Aristote. Dans la liste des grandes transformations des cultures de Jaspers-Lambert, cette décroissance des exigences pour l’accès à la connaissance se fait avec la généralisation de l’imprimé. L’introduction de l’imprimé se fait conjointement à des processus d’acquisition des connaissances proches de ceux qui sont encore en vigueur aujourd’hui, des méthodologies logiques et mathématiques, des parcours scolaires et universitaires ponctués d’épreuves écrites. Les premières reproductions xylographiques le long de la route de la soie sont à peu près contemporaines de la distinction introduite par les empereurs Tang entre les devins et les médecins, et de l’organisation des concours d’accès aux fonctions administratives sous forme d’une composition écrite par les étudiants candidats. Foucault avait insisté sur le statut singulier d’Aristote marquant plutôt un commencement qu’une grande césure culturelle, les autres courants philosophiques restant fidèles à un processus spiritualisé d’accès à la connaissance [FOU 01b].

Bataille présentait la transition de la formation des arts au Paléolithique supérieur sous la forme de l’arrivée d’une nouvelle classe de loisir. Les néandertaliens, conformément à l’approche utilitaire de l’abbé Breuil, restaient perçus comme une humanité enfermée dans le travail. Askêsis d’abord, puis serait venu Éros. Le site de La Ferrassie du stade isotopique 4 (une période froide) est composé de huit sépultures d’H. neanderthalensis. Il a été fouillé à partir de 1909. Les sépultures témoignent de dispositifs singuliers, par exemple dans la tombe 6, une dalle funéraire ornée de cupules. D’autres interventions artistiques ont été faites, différentes pour chaque tombe. La tombe 1 est celle d’un homme âgé, dont la dentition est marquée par le travail des cuirs. Aujourd’hui, il est considéré que, comme le conclut Jean Clottes [CLO 11], hommes anatomiquement modernes et néandertaliens étaient spirituels. Ils pouvaient mettre en œuvre des procédures « coûteuses » de connaissance, car exigeantes en termes de transformation de soi pour produire du savoir et de l’art. Les différences notées entre les hommes anatomiquement modernes et les néandertaliens du stade isotopique 4 sont celles de caractéristiques de leur production artistique : les hommes anatomiquement modernes de l’abri Diepkoof ont reproduit en grand nombre d’exemplaires le même motif incisé figuratif sur des œufs d’autruche qui servent de gourde. Des installations singulières sont réalisées par H. neanderthalensis, traduction d’une émotion et d’un attachement par des symboles, comme c’est le cas pour cette tombe d’un enfant de trois ans, la tombe 6 de La Ferrassie. Les plus « industriels » des deux sont sans doute les hommes anatomiquement modernes, puisqu’ils produisaient, à la même époque, en série un objet utilitaire avec un motif décoratif figuratif.

La liste de Jaspers-Lambert indique des conditions de réalisation d’une vie humaine. Entre des éléments de cette liste, les modifications sont celles d’une réduction des « coûts » d’accès et de production de la connaissance. Si de grandes mutilations sont nécessaires pour accéder à la connaissance, une société basée sur des rites collectifs et de transferts des mutilations sur les sacrifiés – on peut comprendre qu’il existe alors une réduction du « coût » d’accès à la connaissance des sociétés paléolithiques aux sociétés néolithiques. La transition de la réforme zoroastrienne est celle d’une simplification des rites dans un programme déclaré de sortie des hécatombes sacrificielles. Enfin, la transition vers l’imprimé réduit encore les coûts de production et d’accès à la connaissance.

Tableau 1. Changements climatiques et « coûts » d’accès et de production du savoir

En résumé, l’accroissement de la volatilité climatique s’accompagne d’une montée des « coûts » de l’accès et de la production de la connaissance, sa diminution, d’une tendance à la baisse de ces mêmes « coûts » (voir tableau 1).

Tableau 2. Les formes de représentation des dragons selon les cultures

Les dragons sont représentés dans la plupart des cultures, qui possèdent ainsi des utilisations conjointes ou disjointes de la fiction et de la connaissance. Le dragon peut indiquer ce qui pour la culture considérée est le plus grand danger, mais il est le plus souvent gardien, usant de son pouvoir pour conserver le monde. La délimitation entre fiction et connaissance va être différente selon les grands types de culture. La liste de Jaspers-Lambert des principaux types de cultures peut être parcourue, en suivant les mouvements de ces délimitations renouvelées entre fiction et connaissance (voir tableau 2).

2. L’eau, une problématique historique de la Méso-Amérique à l’Afrique

L’eau est un lien majeur entre cultures humaines et climat. Pour la climatologie, les enjeux de modélisation se concentrent sur la compréhension des interactions entre les variations de température et les variations de pluviométrie [KAN 19]. Des moussons abondantes en Afrique qui rapprochent les deux limites sahéliennes peuvent amener un Sahara vert, comme ce fut le cas dans l’optimum climatique de l’Holocène. La paléoclimatologie des moussons indique plutôt malheureusement que la durée des moussons d’intensité exceptionnelle a tendance à décroître. Pour la période historique, les irrégularités des régimes de mousson peuvent être facilement mises en relation avec des révoltes paysannes [ZHA 08]. Le produit naturel décroît, si bien que l’agriculteur est mécontent. Ce sont des liens forts, valables aussi bien pour des zones tempérées que tropicales, comme l’indique la périodisation similaire mise en évidence par des travaux d’histoire du climat pour l’Europe, la Méso-Amérique et l’Asie [LE 09]. Une séquence de fins d’Empire dans différentes zones du globe peut recevoir comme datation certaines fins de dynastie de l’empire chinois, la fin de l’empire Tang (disparaît en 907), celle de l’empire Yuan (1367), et Ming (1644), cette dernière avec l’affaiblissement le plus marqué des pluies [ZHA 08]. Dans la Méso-Amérique, le premier événement climatique correspond à celui de la fin de la période classique maya, le deuxième, à la famine qui amène l’institution de la guerre fleurie aztèque. En Europe, l’événement Tang correspond à la fin de l’empire carolingien, l’événement Yuan, la crise du bas Moyen Âge, et l’événement Ming, au Petit Âge glaciaire européen (voir figure 1).

La discussion de la priorité dans l’arbre généalogique des mythes de l’eau à accorder soit au dragon, soit au déluge provient des thèses avancées par Michaël Witzel [WIT 10, WIT 12]. Le dragon serait d’origine paléolithique, tout comme le déluge. La discussion à partir de Witzel porte sur le détail de la séquence d’émergence de ces deux complexes mythologiques, qui s’entrecroisent autour du thème de l’eau. Une nouvelle campagne de mesure sur la grotte de Maros (dans l’actuelle Indonésie) a reculé l’âge des peintures de cette grotte, maintenant considérées comme plus anciennes que celles de la grotte de Chauvet-Pont d’Arc. Le thérimétéore de la grotte Chauvet-Pont d’Arc est composé d’un grand cerf mégacéros et d’une phase strombolienne volcanique, tandis que le thérimétéore de la grotte de Maros est composé d’un babiroussa des Célèbes et d’une inondation. La démarche initiale de Witzel se base sur la phylogénie des mythes et contes, à partir d’une hypothèse de diffusion et d’un modèle de transformation des mythèmes de type équilibre ponctué (les mythèmes restent stables très longtemps, mais connaissent des évolutions brusques). Witzel ne se base pas sur les données archéologiques, les jugeant entachées d’un biais « pessimiste » de datation : par exemple, les mythes des dragons outres et avaleurs ont des trames régionales datées et très répandues avec des représentations dans l’art pariétal, entre le Paléolithique supérieur et le Néolithique. La version africaine du mythe de l’avaleur, celle d’une courge géante qui avale tout et qui est arrêtée par un bélier maître de la pluie, est précisément datée de la disparition au Néolithique du Sahara vert, qui s’accompagnait de tourbillons de poussière dissipés par la pluie, datation confirmée par des peintures rupestres sahariennes représentant un bélier avec des cornes en forme de tourbillons [LE 17]. Le mythe de l’avaleur est certes bien daté par une évidence archéologique, mais celle-ci est sans doute tardive, car on peut lire la disparition du Sahara vert dans quelques autres grands mythes. Il existe, par exemple, une version sahélienne du Sauroctone avec dragon-tourbillon de poussière. La datation archéologique est donc celle d’une comptabilité précautionneuse, avec un écart possible de dates rajeunissant un mythe très ancien, comme probablement l’est le mythe de l’avaleur-régurgitateur. Une datation dans l’espace Australie-Nouvelle Guinée à partir d’une démarche phylogénique indique que le dragon-outre, qui prend alors la forme très répandue du serpent arc-en-ciel, est probablement arrivé plus tardivement que le dragon-avaleur-régurgitateur. Dans les formes les plus anciennes de dragons, la généalogie aurait ainsi fait succéder un thérimétéore, le serpent arc-en-ciel, qui a une composition caractéristique du Paléolithique supérieur, à un mythe plus ancien de dragon avaleur-régurgitateur.

2.1. Culture des humains face aux déluges

Dragons et déluges ont une attraction pour les grands fleuves. Quand il existe un couvert forestier dense, les circulations possibles se font de façons privilégiées en suivant les cours d’eau et les lacs. Rappelons que nous désignons par Witzel 1 ou W1 la culture des hommes anatomiquement modernes antérieure à 100 ka avant la sortie d’Afrique et du Moyen-Orient ; W2 la culture de la sortie d’Afrique qui emprunte la voie qui longe l’océan Indien et va jusqu’à l’actuelle Australie ; W3 la période circumpolaire, les hommes anatomiquement modernes longent les grands inlandsis de l’hémisphère Nord, et développent une culture plus spécialisée autour des péjorations froides. Les cultures W1 et W2 se répandent par des circulations dans des espaces ouverts, les côtes ou en suivant les grands fleuves traversant des forêts denses. La circulation des hommes de culture W3 se fait selon des mêmes modalités, mais déclinées dans des milieux plus froids, particulièrement des steppes faiblement enneigées où se déplacent des troupeaux de grands herbivores. Dans ces milieux froids, la plupart des espèces d’animaux de la mégafaune qui servent de support aux représentations de dragons n’existent pas : grands serpents, crocodiles. Les grands serpents, qui parfois régurgitent une proie de grande taille qu’ils n’arrivent pas à digérer, sont des espèces endémiques de zones tropicales, Afrique, Amazonie, jungles de l’Asie du Sud et Australie. La culture W3, mais aussi beaucoup d’autres cultures n’ayant pas à disposition une espèce animale endémique serpentiforme, peut emprunter des éléments de dragons à des petits animaux, comme l’escargot géant des Shipibos de la haute Amazonie, ou le castor Ubi des Hurons, voire à la microfaune : papillon, vers à crinière, autres insectes. Il est difficile de faire le partage entre les cultures W1 et W2, tandis que la séparation entre W3 et W1 + W2 est plus aisée, ne serait-ce qu’en raison que ces différences simples entre les différents règnes animaux. De plus, les sites archéologiques avec des représentations figurées sont exceptionnels (Blombos et l’abri Diepkoof dans l’actuelle Afrique du Sud) pour les cultures W1 et W2, ils deviennent abondants, de plus avec une iconographie très riche pour la culture W3.

Les mythes diluviens sont moins dispersés dans le monde : 2/3 dans un pavage du monde en 50 zones culturelles, contre 3/4 pour une seule version du mythe du dragon dépecé par un chasseur, le Sauroctone. Dans un pavage simplifié en six parties à partir des répartitions des figures 2.2, 2.3 et 2.4, la zone à forte densité de mythes des « vieux » dragons (l’outre et l’avaleur) est l’Afrique, celle de la forte densité du Sauroctone est l’Europe centrale. Deux zones à grandes moussons régulières coïncident avec les fortes densités d’un mythe de déluge de fin du monde, le Sud-Est asiatique et les espaces forestiers de l’Amérique centrale et de l’Amazone. Les déluges de création sont au nord mais aussi dans toute l’Asie, comme l’indique le site de Maros [AUB 14].

La présence d’une eschatologie collective, celle d’un déluge universel, c’est-à-dire que les eaux couvrent toute la terre, est soupçonnée dès W2. Le principal argument n’est qu’indirect. L’absence d’eschatologie collective dans les mythes africains rend très peu probable l’existence d’un mythe de déluge universel en W1. Cette eschatologie collective serait issue de la rencontre des hommes anatomiquement modernes avec les moussons régulières et abondantes sur l’itinéraire de la culture W2 qui va de l’Afrique à l’Océanie, en passant par l’Inde. La volatilité des intensités des moussons est plus importante en Afrique, et ce régime plus irrégulier des pluies aurait contrarié la formation d’une culture comprenant une fin du monde dans une gigantesque inondation.

La comparaison entre les deux thérimétéores des grottes de Chauvet-Pont d’Arc et Maros peut s’inscrire dans les grandes lignes des distributions relatives des dragons et des déluges. Une ligne de force des distributions spatiales des déluges suit le pourtour de l’océan Pacifique, tandis que les dragons ont prospéré dans une zone associant Afrique et Europe. Les deux thérimétéores, cervidé et volcan pour la grotte de Chauvet-Pont d’Arc, suidé et grand volume d’eau pour la grotte de Maros, reposent sur la même structure mythologique : il s’agit d’un animal lié à l’eau par son biotope marécageux et boueux, qui joue un rôle créateur en faisant naître la Terre. L’art s’inscrit dans l’environnement par la représentation associant un élément de la mégafaune et un phénomène naturel. Le mégacéros, encore appelé le grand cerf des tourbières, se nourrissait de plantes aquatiques, exploitant la même niche écologique que les élans du Grand Nord contemporain. Sa ramure caduque était trois fois plus large, environ 3 m 30, que celle des cerfs élaphes, ceux des forêts tempérées actuelles. Parmi les suidés, le babiroussa des Célèbes est celui qui possède les défenses les plus spectaculaires. Les mâles ont deux paires de défenses, dont la plus grande est recourbée vers l’arrière, d’une taille d’environ 0 m 30. Le babiroussa est bon nageur et fréquente les lieux humides. Dans les deux cas, l’animal se complaisant dans la boue fait émerger la Terre.

Le sanskriviste Winternitz avait introduit une série de critères (existence d’une arche, embarquement des germes de vie, oiseaux éclaireurs, sacrifice de remerciement, nouvelle alliance, motif éthique, sauvetage d’un héros, annonce d’un cataclysme, le héros est père de trois fils) permettant de noter la distance entre un mythe de déluge et le texte biblique [LEB 17, p. 277]. Selon ces critères, la représentation de la grotte de Maros qui n’en remplit aucun est à la fois à la distance maximale d’un déluge de type biblique, tout en étant très proche de celle de l’avatar de Vishnu qui sauve la Terre en plongeant sous la forme d’un sanglier. Du sanglier au babiroussa, la distance est minime, il s’agit de suidés possédant des défenses proéminentes, le babiroussa est une espèce endémique et rare. Le babiroussa plongeur est un mythe cosmogonique qui fait cependant bien partie de la généalogie des mythes du déluge. Le sanglier qui remonte à la surface la Terre-épouse de Vishnu qui était tombée à l’eau conserve directement ce mythe, tandis que le remplacement d’un élément de la mégafaune par des animaux plus communs est l’intermédiaire qui rapproche cette version du plongeon cosmogonique d’un épisode du déluge biblique, celui de l’exploration de la surface des eaux par des oiseaux éclaireurs. Contrairement à l’hypothèse structuraliste d’une évolution des figurés du symbolique au naturalisme, le babiroussa est précisément décrit dans la représentation de plus de 39 900 ans d’âge. Le symbolisme est tardif.

La grotte de Maros vient renforcer une hypothèse formulée par Alan Dundesde mythes de déluge se développant à partir du mythe du plongeon cosmogonique [LE 17, p. 278]. Elle indique une racine commune entre des mythes du déluge et de dragon, celui d’un récit mythologique autour d’un animal cornu des zones humides agissant par en dessous pour faire émerger la Terre. Par rapport aux propositions de Witzel, cela peut conforter celle d’une généalogie à partir d’une racine commune, mais ne confirme pas celle qui a été envisagée, à savoir celle d’une « inondation rétribution » [WIT 12].

2.2. Mythe des dragons

Le fil généalogique remonté à rebours conduit aux sites archéologiques d’Afrique du Sud, d’abord la culture de Howiensons Poort (environ 66-59 ka), puis celles de Stillbay (environ 108-72 ka). Parmi les toutes premières représentations artistiques, le site de Diepkloof (actuelle Afrique du Sud, côte Atlantique) rassemble des fragments d’œufs d’autruche décorés par un procédé de gravure. Ces œufs étaient utilisés comme gourde, ce qui est cohérent avec un petit rebond chaud du climat vers 60 ka. La plupart des fragments comportent un figuré en « voie de chemin de fer » avec deux traits se superposant de façon orthogonale à des traits réguliers tous semblables.

Figure 1. Œufs de l’abri Diepkloof (source : [TEX 12])

Une étude d’Anderson [AND 12] conclut, pour les premiers dessins connus, à une représentation d’un élément de l’environnement. Ce qui pourrait convenir pour ces œufs incisés, en raison de la présence de coquillages qui suppose la fréquentation de l’estran par ces hommes anatomiquement modernes, ce sont des polychètes (vers à crinières), et parmi eux des vers de vase pouvant être associés au retrait et au retour de l’eau à cause de la marée. La diversité des figurés correspond à des caractéristiques de cette part de la microfaune intertidale. Ces vers peuvent apparaître comme très longs, ou au contraire lovés. Les soies peuvent être très longues, ou assez rases. Les vers à crinières possèdent la propriété d’autotomie, c’est-à-dire celle de survivre après une perte d’une partie de leurs anneaux. Des représentations de la microfaune existent dans l’art pariétal. Cette microfaune est commune, présentant de nombreuses espèces partout dans le monde, ce qui n’est pas le cas des ophidiens, et plus particulièrement des grands serpents constricteurs nécessitant une chaleur extérieure suffisante, et absents donc de la plupart des zones de l’hémisphère Nord.

Les plans des organismes vivants ont été fixés lors de l’explosion cambrienne, l’apparition dans le domaine visible d’une faune. L’artiste d’il y a 60 000 ans prend soin de faire des petits bouts qui dépassent des deux lignes parallèles. Graver avec un outil en pierre un œuf n’est pas chose aisée, l’artiste doit être très concentré pour faire un dessin aussi précis, en respectant des intervalles réguliers sur une surface ovoïde. Les vers marins à crinières (annélides polychètes) sont présents dès l’explosion cambrienne, et il en existe 13 000 espèces recensées, dans deux aspects, soit tubulaires, par exemple les spirographes, soit errants, par exemple les néréides. L’organisation en « voie de chemin de fer » de leur structure est bien observée, tout comme la précision avec laquelle sont croqués l’ours et le lion des cavernes dans leurs représentations aurignaciennes. Parfois les soies du ver marin sont peu visibles, parfois elles sont bien apparentes, et cette nuance existe dans les incisions des œufs.

Ces associations de phénomènes intermittents (comme la marée, ou l’aurore boréale) et d’animaux (le polychète ou le serpent) semblent persister pendant une longue période. Chez les chasseurs sibériens autour du lac Baïkal, une plaque est gravée avec trois « serpents », datant d’une période de grand froid. La seule explication possible est qu’il s’agit en fait de l’aurore boréale qui est représentée sous forme de serpent. On pourrait donc parler de thérimétéore pour une première période où la relation à l’extrême est celle de l’extase, de l’émerveillement devant un phénomène curieux. Dans la grotte Chauvet-Pont d’Arc, le grand cerf mégacéros est associé à une fontaine de lave. L’association entre le dragon et le stockage temporaire de l’eau a subsisté jusque dans le folklore, la Tarasque doit être promenée d’abord gonflée d’eau, puis dégonflée.

La période de la naissance des dragons est celle où l’instabilité climatique est majeure en longue période. L’orientation générale du système de croyances est celui d’un équilibre naturel garanti par des stocks d’eau ou d’énergie dont les dragons sont les gardiens. Il existe des grands pouvoirs dans la nature, leur apparence est conforme à ce qui est vu, et le détail est très précis dans la description de ces animaux dont l’apparence est commune, mais dont les pouvoirs et l’âme sont ceux des dragons. Les pouvoirs sont uniquement pensés comme créateurs, il peut y avoir des événements extrêmes représentés comme une phase rouge d’éruption volcanique, spectaculaire et relativement peu dangereuse. Les pratiques consistent à capter l’énergie d’un flux vital. Une conception d’un pouvoir destructeur spécialisé ne semble pas exister, alors même que la plupart des espèces humaines disparaissent comme une grande partie de la mégafaune, et que la population des hommes anatomiquement modernes est passée par un minima. Cela ne permet pas de trancher entre deux schémas généalogiques, celui de Dundes ou celui avec l’apparition d’une eschatologie collective au cours de la première sortie d’Afrique. Dans le premier schéma, le mythe de création est le plus ancien, et celui de la destruction arrive après, l’alternative étant l’inverse, la destruction, puis la création. Un mythe de destruction universelle n’a semble-t-il qu’une diffusion régionale, tandis qu’un mythe de dragon ou ogre avaleur-régurgitateur n’a pu recevoir de datation précise de son émergence.

Les sites archéologiques les plus anciens présentent des figurés simples de croisillons. Ils sont donc différents des « traverses de chemin de fer » de la culture ultérieure. Ces figurés sont associés à des pratiques de peinture corporelle. Dans les recensements ethnographiques des dessins de peinture corporelle, le thème des croisillons est celui d’une protection recherchée contre une influence néfaste et d’une participation à un ensemble totémique [GRO 97]. Les indications obtenues fournissent donc la séquence suivante : « croisillons » qui apportent force et protection (W1), animal qui explique une fluctuation du monde autour d’un équilibre (W2), puis animal créateur (W3).

Les cultures paléolithiques restent, semble-t-il, dans un système de déluge à un dragon : le dragon avaleur se goinfre, ou le dragon outre se vide brutalement, et cela introduit une dimension destructrice. Les deux types de dragon, l’outre et l’avaleur, sont sans doute les plus anciens. Le Paléolithique supérieur introduit un animal créateur. Un mythe de type du sauroctone respecte l’unicité du dragon, mais ajoute un héros, ce qui fait sortir de la culture à un seul dragon diluvien des paléolithiques. Les grands mythes postérieurs de déluge sont à deux ou plus de familles de dragons qui interagissent entre elles et, généralement, un héros. Par exemple, un couple primordial de dragons règle les alliances dans les mythes de la Chine néolithique. Plus rarement, seul un combat sans héros entre deux dragons participe de la formation d’un déluge, par exemple dans des mythes polynésiens.

3. Diversité humaine et chamanisme de taïga

L’étude des chamanismes permet de préciser les contours des configurations associées à une abondante production artisanale. L’art pariétal et rupestre a une distribution universelle, tandis qu’une forme de référence du chamanisme est étroitement liée à un biome, la taïga.

« La taïga est dotée, semble-t-il, d’une véritable force d’uniformisation des cultures qui estompe leur diversité réelle, ou potentielle » [BOB 99]. Cette force n’est pas uniquement due à la faiblesse du produit naturel : déserts froids ou chauds, au produit naturel encore plus bas, ne partagent pas la même propriété d’une culture en équilibre de longue durée dans son biome. Au nord de la taïga, des césures culturelles importantes distinguent les différentes populations paléo-arctiques de la toundra, pourtant aux effectifs faibles. Plus au sud, la diversité des spiritualités supporte cependant une universalisation des arts. Le domaine de la taïga connaît un mouvement en raison des changements climatiques. Il y a 2 500 ka, l’Arctique était libre de glace, et la taïga remontait sur les terres au plus près du pôle Nord. En sens inverse, lors des maxima glaciaires, celle-ci peut descendre jusqu’à la latitude de l’actuelle Espagne. Dans le Paléolithique supérieur européen, les sites des grottes ornés restent souvent utilisés pendant de très longues périodes, alors même que l’environnement a pu subir des transformations radicales. Les sociétés du Paléolithique sont souvent centrées sur les mouvements des grands herbivores, utilisant des espaces ouverts faiblement enneigés en lisière sud de la forêt boréale. Même dans les périodes de froid extrême, les hommes se déplacent et conservent des contacts avec les lisières extérieures à la forêt boréale. Ceci est indiqué par les multiples types de biotopes représentés dans l’art solutréen des grottes de l’époque de Lascaux.

Figure 2. Dynamique de la taïga et ubiquité de l’art (source : [ANA 03])

3.1. Chamanisme contemporain, regard sur Éros et Askêsis

Foucault indique que la spiritualité est une forme d’acquisition du savoir qui peut prendre deux diverses formes : Éros ou Askêsis. Les « quantités » respectives de l’Éros et de l’Askêsis donnent en quelque sorte une première coordonnée des cultures paléolithiques. Des exploits d’ascèse sont bien connus chez le chamanisme des Amérindiens des plaines, ou à travers les différentes formes de fakirisme, et sans doute aussi dans le chamanisme de cour des premiers royaumes chinois. Un deuxième axe de lecture, le vertical, est celui des objectivations et des verticalisations dont témoignent les différentes manifestations des arts du Paléolithique. L’axe horizontal est celui des modalités de la production des connaissances, le vertical celui des pouvoirs et des objectivations qui peuvent être associés à cette connaissance.

Le réchauffement climatique contemporain rend accessible des sites archéologiques qui correspondent aux premières fréquentations des zones arctiques par les hommes anatomiquement modernes. Par exemple, pour un site paléo-Youkaghir, seule la représentation d’un soleil marque la différence entre les thèmes décoratifs des artefacts du site archéologique et ceux collectionnés au début du XXe siècle. Mais les Ghiliaks de l’île Sakhaline possèdent toujours un conte de compétition entre chamanes, où celui de l’animal du dessous, un grand phoque à taches noires, triomphe de l’homme du ciel, le chamane solaire [BOY 74, p. 728]. Les anciens Tchouktches étaient des chasseurs de phoques qui se différenciaient par leur ontologie particulièrement complexe et un mode choral pour leurs cérémonies, où chacun pouvait s’affirmer si « les esprits répondent à l’appel, l’inspirent, l’emportent » [BOY 74, p. 732]. Les sociétés du Paléolithique présentent des fonctionnements décentralisés, avec un imaginaire fortement horizontal et souterrain.

En raison de cette dimension verticale très peu développée, la carte des cultures paléolithiques associées à une forte volatilité climatique se résume principalement dans l’axe des spiritualités, dans les diverses combinaisons d’Éros et d’Askêsis.

Les études sur le chamanisme se basent sur la participation et l’observation des chamanes dans le monde contemporain. La diversité interne du chamanisme repose sur les combinaisons diverses de l’érotique et de l’ascétique spirituelle. Une difficulté supplémentaire résulte du fait que le même exercice d’ascèse peut prendre place dans une ascèse d’exploit, ou dans une ascèse d’engagement. Par exemple, les Ojibwas distinguent trois types de chamanes : le plus considéré est celui qui interprète les rêves, puis vient le guérisseur, et enfin celui qui a des visions et fait le devin. Un même exercice d’ascèse va indiquer chez celui qui interprète les rêves le fait que son pouvoir n’est pas altéré par ces circonstances, tandis que chez le guérisseur, il signifie simplement l’engagement de celui-ci dans une procédure de soin pour une personne souffrante.

Les religiosités chamaniques sont « pascalisantes », selon les critères de la sociologie religieuse, c’est-à-dire que l’année comprend un grand rendez-vous avec des danses et des cérémonies sur plusieurs jours au moment du renouveau de la végétation. Ce moment est aussi celui du regroupement des différentes parties de la tribu, par exemple, ceux de la côte et ceux de la forêt, permettant de réaliser les alliances exogamiques. Le rassemblement de printemps fêtant le renouveau de la vie présente, ou non, des éléments ascétiques, mais reste placé sous le signe d’Éros, modifiant le statut du sujet par les alliances matrimoniales. Même dans des versions du festival de printemps avec des exercices ascétiques très spectaculaires, comme l’Okeepa de la tribu des Mandans sur la rive du Missouri, le maître de cérémonie (du côté des exercices ascétiques) est épaulé par une Mère-des-animaux (du côté d’Éros), celle qui a surmonté un esprit vorace menaçant dans une phase préalable de la cérémonie.

Cette même ambiguïté se retrouve dans la vocation chamanique, avec une opposition entre un processus de quête active, et l’attente passive d’un signe d’élection. La quête comprend divers exercices ascétiques, jeûne, autosacrifice et des défis aux rigueurs climatiques : rester longtemps sous l’eau glacée d’un torrent de montagne, monter sur un haut sommet, vivre isolé dans une grotte. Les exercices ascétiques des chamanismes contemporains peuvent être liés au chaud, ou au froid, cependant ceux liés aux rigueurs du froid semblent provenir d’époques plus anciennes. « L’élection spontanée est fréquente dans les sociétés où le chamanisme n’est pas lié au pouvoir,
là où il n’est pas un enjeu social fort », situation du chamanisme contemporain qui correspond bien aux temps antérieurs au développement d’un chamanisme de cour [PER 17, p. 26-27]. Dans l’élection, le rôle du séducteur appartient au monde-autre, souvent incarné dans un animal (voir tableau 3).

Tableau 3. Éros et Askèsis dans le chamanisme contemporain

Dans le chamanisme contemporain, quelles sont les caractéristiques associées à une production artisanale créative importante ? Un ascétisme d’exploit se traduit par des marques et des signes qui correspondent à un code social, sa contribution par rapport à un travail créatif artistique ne semble donc pas majeure. La transition d’une situation chorale à une situation où il existe un rôle effectif d’un ou de plusieurs chamanes reconnus, est celle où une reconnaissance sociale est apportée à une activité créative, le chamanisme comportant une part d’improvisation. Une situation médiane, entre des simples arts choraux, musique et danse, et des exploits ascétiques, qui anticipent sur un développement des arts du spectacle vivant, semble la plus propice à un développement d’arts créatifs et décoratifs sur des objets mobiliers et immobiliers.

Par exemple, les shipibos (dans l’actuel Pérou) résident dans la haute vallée du fleuve Amazone, une gouttière en contrebas des Andes, alimentée par des affluents chargés de limon, par la neige et la glace des Andes, et par les pluies tropicales. La saison des inondations peut durer 10 mois de l’année. L’économie est basée sur la pêche. Leur production artisanale est très réputée. Ils ont un dragon Ronin, le grand anaconda, qui trace le cours sinueux du fleuve. Ils ont un monstre diluvien avaleur, Moçon Tita (mère-escargot) qui pousse un cri caractéristique lors de super inondations du fleuve. Le chamane est « celui qui sait » dans la langue locale, il se distingue du sorcier ordinaire par une pratique de l’ascèse limitée à quelques diètes. Il s’agit d’un chamanisme du rêve qui fait un usage de psychotropes hallucinogènes. « Le chamanisme incorpore la différence et se constitue grâce à l’altérité », en règle générale, et ces gros producteurs d’artisanat créatif ont des caractéristiques très communes aussi bien dans leur mythologie que dans leurs pratiques chamaniques avec l’usage de psychotropes hallucinogènes [COL 09]. Le chamane shipibo contemporain parle du mythe de l’escargot(e) géant comme d’un déluge. Ici, il s’agit de deux types de dragons : l’avaleur diluvien et le gardien (Ronin). Ces deux types sont sans doute très anciens, et il existe un animal créateur (le grand anaconda), ce qui est un apport de la culture W3. La mythologie de ces artisans comporte encore des traits qui remontent aux premières cultures des hommes anatomiquement modernes. Le savoir chamanique répond à la proposition que Foucault avait avancé à partir des modes provocants de vie des philosophes cyniques : « Il n’y a pas d’instauration de la vérité sans une position essentielle de l’altérité. La vérité, ce n’est jamais le même. Il ne peut y avoir de vérité que dans la forme de l’autre monde et de la vie autre » [FOU 09].

3.2. Les cultures paléolithiques selon les changements climatiques

La culture européenne gravettienne est celle d’une période d’accentuation du froid avant le dernier maximum glaciaire. Une culture régionale a valorisé, et sans doute pratiqué, l’automutilation des phalanges. Ce qui indique que des pratiques ascétiques ont existé au Paléolithique supérieur, et que la prise en compte d’une combinaison entre mysticisme et ascétique, dans la lignée de la proposition de Foucault sur la définition de la spiritualité, se pose en particulier en liaison avec une succession des formes de changement climatique, ainsi que la fréquentation des différents étages des régions de haute montagne. Les chamanes ascètes proviendraient de la pérégrination dans les montagnes, avec des pratiques ascétiques directement liées avec la confrontation avec le froid, concluait Blaker pour le Japon [BLA 75].

Tableau 4. Diverses combinaisons des spiritualités Éros et Askèsis

Les cultures les plus anciennes, celles du Paléolithique ancien et moyen, y compris les deux premières cultures des hommes anatomiquement modernes (W1 et W2) ont été des cultures de péjoration sèche. Probablement, un simple ogre avaleur serait le plus ancien. W3 apporte les mythes de création : c’est une raison de la complexification possible des drames de déluge, qui peuvent devenir des destructions-créations, des renaissances. Le contexte témoigne de l’avancée des pratiques ascétiques, clairement associées à une péjoration froide.

Les paléoanthropologues mettent en avant surtout des péjorations sèches dans le processus d’hominisation, porté par des milieux ouverts comme des savanes. La discussion sur les péjorations froides concerne plus particulièrement, le troisième des grands ensembles culturels des premiers hommes anatomiquement modernes envisagé par Witzel, ainsi que la culture spécifique du dernier maximum glaciaire, le solutréen.

Une lecture réductrice du tableau 4 consiste à ne voir qu’une culture originelle, celle de la combinaison Éros/Askêsis notée « 0 » comme étant celle qui a apporté l’art, et de ne voir dans le chamanisme, qu’une culture régionale solidement accrochée à un biome, la taïga. Cette approche, défendue par Alain Testart [TES 16], est dans la lignée de celle de Durkheim. Les processus à l’œuvre seraient entièrement sociaux, sans relation avec l’environnement. La religion serait issue d’une frénésie initiale exportée lors de la première sortie d’Afrique et qui se serait refroidie dans une bureaucratie [DUR 12]. La dichotomie entre un art à la une diffusion universelle et un chamanisme de taïga est alors expliquée de façon simple. Confrontée à des données récentes, comme celles issues de la culture d’Howiesons Poort (66-59 ka, W2), l’approche durkheimienne qui décrit les débuts de la religion par un rite d’émergence s’appuyant sur un esprit vital animant les divers éléments du monde, et sur l’agrégation sociale de petits groupes humains, conserve une pertinence. L’interprétation des données des stades isotopiques 3 et 2 a souvent conduit à une dévaluation des cultures humaines des stades isotopiques antérieurs, par exemple à travers une image caricaturale de l’homme de Néandertal. Les débuts des arts et de la spiritualité se sont déroulés dans une grande période de temps, comprenant au moins le Paléolithique moyen. Un programme de recherches sur ces formes élémentaires, comme le conçoit Durkheim, reste tout à fait d’actualité. Cependant, les durées des structures de pensée dans les premières cultures humaines sont sans doute fort longues, et il n’est peut-être pas indiqué d’un point de vue méthodologique de désolidariser complètement des formes élémentaires des formes ultérieures. Par exemple, dans la grotte de Bruniquel (176 ka, stade isotopique 6), il existe un aménagement qui ouvre la question de l’ancienneté du lien des hommes avec le monde souterrain. Les stratégies des hommes du Paléolithique moyen face à une péjoration froide étaient généralement celles d’un repli, d’une migration vers le sud dont témoignent les localisations des sites archéologiques. Mais peut-être que d’autres stratégies ont été employées devant un brutal refroidissement. Ce type d’interrogation sort du cadre durkheimien, basé uniquement sur des interactions sociales et ne tenant pas compte des relations avec l’environnement.

Figure 3. Homme manchot suspendu (grotte de Pech-Merle)

Pendant le dernier maximum glaciaire, des représentations énigmatiques d’hommes-oiseaux ont été réalisées, qui ont amené dès les années 1960 à discuter du rôle des chamanes, connus pour être utilisés comme médium avec un autre monde en usant d’un vol céleste (voir figure 3).

Les premières cultures humaines se sont affirmées et se sont développées dans des périodes de forte instabilité climatique. En témoigne par exemple, la représentation martelée d’un renne dans la grotte Chauvet-Pont d’Arc, qui date d’environ 36 000 ans. La séquence climatique sous-jacente est celle d’un très sévère refroidissement (l’événement d’Heinrich numéro 4) couplé à un hiver volcanique issu de l’explosion du supervolcan des champs Phlégréens (environ – 39 000 ans) suivi d’un rebond chaud au moment de la réalisation des peintures de la grotte Chauvet-Pont d’Arc. L’art paléolithique reste figuratif et indique la reconnaissance de pouvoirs de la nature incarnés dans des animaux. Le climat change ici dans le sens d’un réchauffement, les rennes qui sont les seuls herbivores à s’accommoder d’un long enneigement des sols sont ainsi parfois déchus de ce statut de grande puissance naturelle.

Dans les changements climatiques, il peut être distingué les situations de péjoration sèche et de péjoration froide. Dans les deux cas, il existe une perte de diversité des cultures humaines par l’émergence d’une culture unique adaptée à des contraintes climatiques sévères fédérant une large région aride ou très froide. La carte des familles linguistiques de l’Australie indique ce phénomène d’unification linguistique pour une très grande partie de ce continent, à part les territoires du Nord, eux sous un climat humide et chaud et présentant 47 familles linguistiques distinctes. Les contraintes climatiques jouent beaucoup pour une réduction de la diversité culturelle, et pourtant celle-ci a commencé à s’accroître dès le Paléolithique supérieur.

La phénoménologie religieuse a exclusivement privilégié l’approche en terme d’Éros, retenant du chamanisme, le chamanisme de médiation avec les pouvoirs de l’environnement. La diversité des pratiques est déclinée en isolant un type idéal, le plus souvent le chamanisme de taïga, et des « innombrables cas limites de chamanisme » [PER 17, p. 21]. Ce type idéal est unique, correspond à la situation où il n’existe qu’un seul type de chamane dans la société, alors même que l’archéologue et l’anthropologue sont confrontés à l’existence de plusieurs chamanes. Par exemple, pour les Amérindiens des Grands Lacs d’Amérique du Nord, il est fait la différence entre un super chamane qui interprète les rêves et dont les pouvoirs sont confirmés par un ascétisme d’exploit, un guérisseur dont l’efficacité dépend d’une ascèse d’engagement, le devin médium et le jeteur de sorts. Dans un contexte paléolithique, une même sortie d’Afrique qui est reconnaissable par une technique sophistiquée du travail du silex, va voir une modification de ses pratiques spirituelles, par exemple, entre les solutréens européens et la culture Clovis américaine. Des différences existent dans les spiritualités entre les grandes sorties d’Afrique, jusque la dernière (23 ka-16 ka) commençant par un Sahara jaune, une péjoration sèche, qui amène le développement d’une culture sur l’axe de traversée qu’est le Nil (23 ka-20 ka), rayonnant ensuite dans l’espace méditerranéen, puis dans l’Eurasie et les Amériques. Des grands sites, comme Chauvet-Pont d’Arc (dans le flux de la sortie d’Afrique W3) ou Lascaux (dans la suivante), sont suffisamment explicites sur les pratiques spirituelles dont il subsiste des éléments archéologiques.

La généalogie du chamanisme de taïga est accessible en raison du changement climatique contemporain à travers les sites archéologiques des populations paléo-arctiques. Les sites ont été conservés dans le sol gelé depuis une période qui correspond à l’Aurignacien européen. La dérive culturelle mesurable, par exemple l’écart entre les artefacts des Paléo-youkhaghirs et les Youkhaghirs contemporains, est faible. Les Paléo-youkhaghirs chassaient le mammouth et portaient des serretêtes à l’effigie de la baleine boréale. Les Youkhaghirs contemporains chassent l’élan, qui a remplacé dans son biotope le grand cerf mégacéros. Certes, ils se sont « solarisés », toutefois le dragon de leur mythe du sauroctone est la baleine boréale [PIT 12].

Les sites européens aurignaciens du Jura souabe et la vallée de l’Ardèche sont sans doute antérieurs à l’arrivée de l’homme anatomiquement moderne dans le biome de la forêt boréale. Les densités de population sont à l’époque très faible, et la forêt boréale est sans attraits, peu giboyeuse et imposant des règles de survie. L’immensité de la taïga et la faiblesse de sa population humaine clairsemée ont pu lui faire d’un piège de la culture pour les premiers arrivants. Si de nouvelles personnes pénètrent dans cet espace, elles le font dans un goutte-à-goutte, qui conduit à une acculturation favorable aux usages des premiers arrivants.

La généalogie d’un chamanisme de médiation avec un monde autre découle de la vague W3 de sortie d’Afrique et du Moyen-Orient. Cette culture surmonte les conditions climatiques les plus extrêmes, ce qui suppose une maîtrise de soi, et une augmentation de la résilience, comme l’avait signalé Claude Lévi-Strauss, en situation de détresse « la fréquence des psychoses et des névroses tend à s’élever dans les groupes sans chamanisme, tandis que dans les autres c’est le chamanisme lui-même qui se développe, mais sans accroissement des troubles mentaux » [PER 17, p. 59]. Le volet Éros est cependant le plus développé dans cette première version du chamanisme paléolithique, comme en témoignent par exemple le culte indiquant un attachement à l’ours, ainsi que la scène d’accouplement entre un homme-bison et la Vénus Chauvet dans la grotte Chauvet-Pont d’Arc. Le site de cette partie de la vallée d’Ardèche est propice à un grand festival centré sur une poursuite d’un cervidé, avec un aven à proximité contenant un entassement d’os de cervidés. La culture des paléo-arctiques est celle d’une ontologie distinguant animaux et doubles chamaniques, les âmes sous les apparences des êtres. La culture décline la séduction, entre le chasseur et la proie, entre le double animal et le chamane. Les Youkhaghirs utilisent un système de signes qui indiquent l’état des alliances amoureuses à l’intérieur des clans. Peu d’éléments directs renvoient à des exercices ascétiques, hormis le fait que l’état de chamane résulte d’une transformation de soi.

Les cultures du dernier maximum glaciaire comportent sans doute un bilan plus étoffé du recours aux exercices ascétiques. Dès le gravettien, culture qui correspond à l’établissement d’un climat très froid, localement une mutilation des phalanges est attestée. Se succèdent, par exemple dans la grotte Cosquer, d’abord des représentations de pingouins, puis de signes trapézoïdaux spécifiques au solutréen. Des représentations d’hommes-oiseaux tenus par des liens ou percés de projectiles, soit à une structure trapézoïdale connue comme le signe de la grotte du Placard, soit entre des mammouths, datant de la culture solutréenne éveillent le soupçon d’exercices ascétiques. Dans la mutilation des phalanges pratiquée par les Amérindiens des plaines de l’Amérique du Nord, des tortures préalables utilisant un chevalet, entraînent des pertes de conscience et une moindre hémorragie lors de l’amputation, comme l’indique le peintre Georges Catlin [CAT 89, CAT 14]. L’analyse de phalanges repliées dans des représentations dans les grottes ornées du Quercy conclut soit à un système de ligatures sur un doigt, soit une simulation de ce doigt en position forcée. Il s’agit de signifier un engagement [LOR 18, p. 412-421]. Une grotte ornée avec une longue période d’occupation, comme Cougnac, connaît des rituels différents par période, avec une période où abondent les signes du type de la grotte du Placard, dont une représentation existe à Lascaux. Il existe donc un début de diversité culturelle, et ces indices de pratiques ascétiques différentes en témoignent.

La numérotation des combinaisons Éros et Askêsis introduite dans le tableau 4 se justifie à partir d’une base théorique que les économistes désignent comme la théorie de la justice. Le résultat fondateur, dû à Kenneth Arrow, est celui de l’impossibilité de l’existence d’un critère universel de justice qui réponde à des conditions simples : de ne pas être dictatorial, de ne pas dépendre du contexte et de ne pas dégrader la condition des personnes. D’où des systèmes d’ersatz en cette matière qui doivent enfreindre au moins une de ces contraintes, c’est-à-dire soit introduire un monopole de la décision, soit dépendre d’un contexte, soit dégrader la condition d’au moins une personne. Par exemple, à partir des données ethnographiques, qu’un même exercice ascétique puisse s’inscrire dans deux systèmes de justice différents, comme c’est le cas par exemple pour des Amérindiens des Grands Lacs, indique que le nombre de ces systèmes « partiels » de justice est au moins de 2. Une ascétique d’engagement introduit un codage zéro/un des situations personnelles : ce guérisseur qui jeûne se distingue du banal jeteur de sorts, ce couple est engagé l’un envers l’autre, ce jeune homme est maintenant un adulte. Une ascétique d’exploit introduit une signification et une évaluation numérique en termes de grandeur pour la personne : cette personne porte des cicatrices ou une parure qui indiquent qu’il a réalisé quatre fois un exercice ascétique valorisant. Lorsqu’il existe à la fois des ascétiques d’engagement et d’exploit, le nombre de systèmes « partiels » de justice est de 2. L’analyse du panneau des deux chevaux de la grotte ornée de Pech-Merle indique que les phalanges d’apparence cassée sont féminines et participent d’une ascèse d’engagement [LOR 18]. Nous sommes dans un niveau 1, celui qui semble être associé au grand développement des pratiques artistiques. La représentation d’un homme-oiseau suspendu n’est pas nécessairement un saut vers un système de justice plus complexe. Il peut s’agir d’une transcription particulière d’engagement, sans verser dans une échelle de grandeur basée sur un ascétisme d’exploit. Les « vieux dragons » fournissent un niveau zéro sans exercice ascétique requis, où il existe un autre monde qui participe de l’animation du vivant (le dragon outre qui capitalise un esprit vital) et une transaction dans la prédation (l’environnement prend des hommes, les hommes prennent le gibier à l’environnement : il existe un dragonavaleur, qui parfois exagère et qui peut régurgiter sa prise).

4. Corporalités spirituelles des peintures corporelles

Dans le millier de grands mythes de déluge connu, trois prototypes peuvent être mise en avant, celui des Amérindiens, particulièrement celui des Mandans, près du fleuve Missouri, le mythe chinois d’Yu le Grand, et le déluge mésopotamien. Ces prototypes témoignent de périodes récentes, mais cet inconvénient est presque inévitable pour toute discussion sur les peintures corporelles qui se présentent pour l’archéologue sous la forme à la fois d’une certitude d’existence, en raison de dépôts de pigments colorés, et d’incertitude complète sur les conditions d’usage de ces matières. Celui des Mandans, encore appelés la tribu des Faisans, est une version diluvienne très colorée, faisant appel à plusieurs centaines de danseurs peints. Le premier contact des Mandans avec les explorateurs date de 1738, le recueil de la cérémonie de l’Okeepa se fait en 1832 par le peintre Georges Catlin et précède de peu leur décimation par une épidémie de variole en 1837. Le dernier Mandan est décédé en 1971.

L’Okeepa était la grande cérémonie annuelle des Amérindiens mandans ; elle a pour thème un déluge de type inondation fluviale. Son intitulé précis indique qu’il s’agit d’une situation de fin d’inondation, au moment où le grand fleuve Missouri rentre dans son lit. Il s’agit donc d’un festival du renouveau de la vie, dans la tradition du mythe du plongeon cosmogonique, celui qui coïncide avec un épisode final d’un déluge de type biblique ou mésopotamien. Cette cérémonie comporte beaucoup d’éléments connus à travers les éléments archéologiques du Paléolithique supérieur. Une phase d’ascèse préalable de quatre jours des principaux participants de la cérémonie s’appelle « les eaux rentrent dans leur lit ». Les tambours sont alors des outres pleines figurant des tortues. Le personnage du Hibou est celui d’un avaleur. Les épreuves subies par les principaux participants comprennent une mutilation des phalanges.

Il peut être mis en parallèle de l’Okeepa, le festival de renouveau de la vie des Évenks ou Toungouses de la rivière Sym en Sibérie, l’Ikénipké. Dans le cas de l’Okeepa, Catlin assiste à la réalisation des peintures corporelles, avec des peintres qui s’attachent à faire la transformation des danseurs dans les représentations des différents animaux et des principaux rôles du rituel. Les conditions climatiques jouent, et en Sibérie, les animaux sont seulement représentés en effigie. Un élément central de l’Ikénipké est un manteau réalisé en peau de renne fraîchement tué. Au cours du déroulement du festival Évenk de renouvellement de la vie, le chamane prend peu à peu possession de sa nouvelle peau. Les épreuves de l’Okeepa sont réservées à une cinquantaine de participants, avec des peintures corporelles de cinq couleurs différentes. La trame mythologique de l’Ikénipké est une chasse mimée d’un renne imaginaire que l’on finit par rejoindre et tuer dans le monde supérieur, en amont du fleuve. Celle de l’Okeepa combine une danse des bisons « à la rigoureuse observance de laquelle ils attribuaient le passage des animaux qui devaient servir de nourriture pendant le reste de l’année » et une commémoration d’une inondation créatrice couplée avec les épreuves infligées à une cinquantaine de jeunes gens [CAT 14, p. 32]. Les deux festivals ont une durée de huit jours dans le cas de l’Ikénipké, et de quatre dans le cas de l’Okeepa.

Les deux festivals présentent des éléments communs : un réceptacle pour des accessoires aux pouvoirs magiques, un lieu équipé, une représentation figurée de la diversité de la mégafaune, une séquence où le chamane avec l’aide de l’assistance repousse un esprit mauvais. Le jeu des transformations corporelles est simple et concentré dans un seul tandem homme et animal dans le cas de l’Ikénipké, le nouveau manteau du chamane lui transfère le pouvoir d’un animal au cours d’une chasse rituelle. La chorégraphie et les transformations corporelles sont plus élaborées dans le cas de l’Okeepa, issu de l’imbrication de plusieurs intrigues. Dans une échelle des combinaisons entre l’érotique spirituel et l’ascétique spirituel, les deux festivals constituent des bornes extrêmes : un maximum d’extension d’un mouvement d’envol dans l’Ikénipké avec des rituels de purification réduits à la portion congrue, et à l’inverse, un maximum d’extension des exercices spirituels dans l’Okeepa.

Catlin évoquait déjà la situation de maximum du coût d’accès à la connaissance que représente le cumul des exercices ascétiques des Mandans. Les Sioux pratiquent la danse du soleil, qui ne représente qu’un équivalent de l’épreuve de la dernière course des Mandans, avec l’arrachement des attaches qui laissent des cicatrices dans les chairs. La différence entre l’Okeepa et des exercices ascétiques encore pratiqués par des personnes dévotes au Kerala et au Sri Lanka est le fait que, dans le cas des Mandans, seules deux attaches, en laissant le choix à ce qu’elles soient celles du dos ou celles de la poitrine, servent à la suspension [CAS 05, CAT 14]. Dans l’Okeepa, le nombre des attaches (12) serait suffisant pour bien répartir le poids du corps et obtenir une moindre tension des liens dans une position de suspension horizontale ou verticale, mais deux ne sont pas utilisées, deux sont réservées au bouclier et à un talisman, et le reste à rajouter les poids supplémentaires des crânes de bison. La perte de conscience obtenue par la mise en rotation des personnes suspendues est une caractéristique particulière de l’Okeepa ; elle n’est pas recherchée volontairement dans les exercices ascétiques de même type connus par ailleurs.

Tableau 5. Ikénipké et Okeepa

Chamanisme de taïga (l’Ikénipké) et ascétisme d’exploit (l’Okeepa) forment deux bornes sans doute extérieures aux combinaisons d’érotisme et d’ascèse spirituelle des sociétés du Paléolithique supérieur. L’Ikénipké n’est plus que l’œuvre d’un artiste unique, le chamane, devant une petite assistance dans un sanctuaire de plein air avec un art mobilier de petites figurines animales. La réalisation des grottes ornées du Paléolithique a mobilisé plus de ressources, en nombre, en matériel, en diversité des pratiques. L’ascétisme d’exploit se rencontre dans des sociétés agricoles, ou au début de la pratique de l’agriculture, comme dans le cas des Mandans. Les relations avec le monde autre se modifient, par exemple, une offrande massive d’outils est faite au fleuve à la fin de la cérémonie de l’Okeepa, pratique qui s’éloigne des principes antérieurs d’équilibre des deux prédations, celle de l’environnement sur les hommes, et celle des hommes sur le gibier. Dans l’Okeepa, une notion de rétribution apparaît : le maître de cérémonie remet la plus belle robe à la Mère-des-bisons, en rémunération de sa victoire sur l’esprit mauvais, de même les principaux danseurs, ceux de la danse des bisons, sont invités au banquet final. Une démarcation entre le travail ordinaire et la performance est opérée par l’ascétisme d’exploit. Pour une société agricole contemporaine comme celle de l’ethnie sénoufo en Côte d’Ivoire, il existe des agriculteurs champions, les Tegban, qui manient la houe jusqu’à l’épuisement, redoutant l’humiliation et la moindre performance, distinct d’un travail ordinaire [CAS 05, p. 11]. Un principe de justice pour le travail réalisé est dans le sillage de l’ascétisme d’exploit. La chorégraphie de la danse des bisons est bien fixée, la quantité de danse à délivrer est prédéterminée et doit être exécutée jusqu’à l’arrivée des bisons. Le travail accompli, ils sont au centre du banquet final et non ceux qui ont subi avec succès l’ensemble des terribles épreuves. La robe remise à la Mère-des-bisons l’humanise, opération inverse de celle du manteau qui conférait le pouvoir de l’animal créateur au chamane. Le travail ordinaire fait ainsi une entrée tardive, contrairement au schéma, encore proposé par Georges Bataille, où ce serait le travail banal qui aurait régné à l’aube de l’humanité.

5. Mythes liés à la problématique de l’eau : premières écritures et premiers empires

Les mythes ayant trait à l’eau mobilisent deux familles de mythes principaux, celle des dragons et celui du déluge. Le dragon a le plus souvent une connotation hydrophile, le déluge hydrophobe. Un contexte de mousson est souvent invoqué dans les circonstances qui ont provoqué le déluge. Deux situations peuvent être contrastées selon le type d’irrégularité du régime de mousson. Dans le cas de moussons très abondantes, mais dont l’importance varie, ces situations sont propices à apporter une dimension d’eschatologie collective dans les mythes de déluge. Dans le cas d’une irrégularité des pluies qui se traduit par un déplacement des limites d’une zone aride, froide ou chaude, alors ce contexte est plus propice à des mythes faisant appel à un dragon ou à un tueur de dragon.

Si l’Égypte présente le cas où la formation de l’écriture et de l’empire correspond à des biomes et une séquence climatique de péjoration sèche, cette conjonction n’est pas généralisée : même le développement de l’irrigation et de grands équipements hydrauliques peut être complètement déconnecté de contraintes issues de l’aridité ou d’une séquence climatique. Les liens avec l’environnement semblent donc relâchés dans la transition vers l’écriture. L’apparition des premières écritures se fait dans une succession de civilisations : la Mésopotamie (vers 6 ka), l’Égypte (vers 5 ka), l’Indus vers 4,6 ka, puis la Crète, la Chine. Pour la Méso-Amérique, comme pour l’âge de bronze en Chine, une représentation très répandue de mâchoire supérieure et d’yeux de dragon caractérise une période (la période classique des Mayas entre 450 et 850 ap. J.-C. ; la période Shang en Chine entre 1766 et 1111 av. J.-C.). Le masque cauac des Mayas est associé à la terre et à la pluie, il indique la sortie d’un parcours souterrain du soleil et du roi-prêtre. Si le masque taotie de la période Shang en Chine est un figuré de la même partie du corps du dragon, son interprétation reste incertaine. L’apparition du masque cauac indique une représentation positive de l’humide chez les Mayas qui n’était pas présent chez les Olmèques. Cette promotion de l’humide est celle d’un système de monopole sacerdotal de petites cités. Elle caractérise l’époque classique maya. À partir de Chichén Itzá, s’affirme un polythéisme avec une déesse spécialisée, Ix Chel, dans une convergence des pratiques rituelles de la Méso-Amérique dans des sacrifices de masse par des collèges de prêtres. Les études sur l’histoire des moussons [ZHA 08] permettent d’associer une plus grande irrégularité de la mousson au moment où s’affirme la figure de cette déesse des puits à sec représentée comme une femme âgée.

Les dénominations mésopotamiennes permettent d’introduire quelques grands types de dragons ou animaux fabuleux. Le dieu bienveillant de l’eau, Enki-Ea, celui qui joue un rôle majeur dans le mythe sumérien du déluge est associé à des « gentils » dragons, que les grecs ont appelé « capricorne », mi-poisson, mi-animal cornu. Dans la mythologie grecque, les dieux ont le pouvoir de se transformer en capricorne pour échapper à un monstre terrifiant. Dans la mythologie mésopotamienne, Tiamat est un monstre tué comme il se doit par un tueur de dragon et dépecé pour créer un nouveau monde. Mushushu est le dragon autrefois méchant et furieux, que Marduk tient en laisse. Dans les folklores, la Tarasque, dragon de Provence, se comporte comme Mushushu, avec une double représentation, l’une sous la forme d’un dragon régurgitant des éléments d’anatomie humaine, l’autre sous la forme d’une effigie tenue en laisse par une fillette tout comme le faisait le dieu babylonien Marduk. Le vocable « dragon » en langue grecque désigne spécifiquement à l’origine un autre grand type de dragon que les trois précédemment cités, lié à une divinité déméterienne dans la mythologie grecque, un grand dragon protecteur. Ces types de dragons se retrouvent dans les désignations chinoises : par exemple, le dragon-torche correspond sans doute au drakones grec. Ce drakones est la victime d’un dieu solaire tueur de dragon, Apollon. Dans les représentations anciennes du déluge mésopotamien, un serpentiforme enserre le pays des deux fleuves, une sorte de ceinture protectrice pour celui-ci. Nous sommes dans le cas d’un dragon protecteur comme le drakones grec.

Deux grands schémas fédérateurs existent pour les familles de dragons de différents types.

Le monstre est une première forme d’accumulation des types de dragons. Le dragon-monstre est tout à la fois avaleur (comme les dragons W1), serpentiforme parfois ventru (comme les dragons W2), cracheur de feu ou plongeur (comme les dragons W3). Les cultures W3 sont celles des thérianthropes et des thérimétéores : moitié animal et moitié, soit homme, soit phénomène naturel. Avec la culture W4 de Lascaux, apparaît le principe de composition du monstre. La licorne de Lascaux est moitié rhinocéros juvénile et moitié papillon, c’est-à-dire composée uniquement de parties animales.

Le principe de composition des déluges est celui de la série animale. Cela constitue le second schéma fédérateur, où les parties animales ne s’agrègent plus. Ce sont des animaux réels ou imaginaires distincts qui se suivent. Un déluge de type biblique connaît deux séries animales : les couples d’animaux qui montent dans l’arche, au début, et la succession d’animaux qui sont envoyés en reconnaissance à la fin du déluge pour découvrir la terre ferme, séquence dite du plongeon cosmogonique. Dans le déluge mésopotamien, les dragons du déluge sont des poissons cornus, que les anciens Grecs ont appelé les capricornes. Dans le déluge chinois, toutes les familles de dragons interviennent successivement dans le mythe : un grand dragon qui ébranle un pilier du monde avec sa queue, un couple de deux dragons serpentiformes, et des dragons qui servent d’auxiliaires à Yu le Grand, le Noé chinois. Les mythologies de la Chine et du Japon montrent bien l’alternative que représentent ces deux schémas fédérateurs des familles de dragon : une multiplicité de dragons en Chine, et un mythe central de sauroctone au Japon, avec un dragon-monstre occis comme il se doit.

5.1. Le Supersage

Les deux séries animales des mythes diluviens, celle des représentants de la totalité de la mégafaune, et celle des animaux auxiliaires qui permettent de retrouver la terre ferme, forment des mythèmes stables dans les mythologies. Ce qui correspond au Noé biblique, c’est-à-dire un personnage humain unique central pour le déroulement de la narration, n’apparaît stabilisé que tardivement, dans les premières écritures et les premiers empires. Par exemple, dans le déluge mandan, pas moins de quatre personnages composent les fonctions dévolues à un personnage unique de Supersage, comme l’Atrahasis mésopotamien, le Noé biblique ou Yu le Grand le chinois : deux frères mythiques, le hibou perturbateur et le Premier Homme qui va ramasser des outils pour une offrande collective au fleuve, et deux maîtres de cérémonie, la Mère-des-bisons qui s’est rendue maître du hibou, et le grand chamane qui accomplit le rite de la succession des petits animaux jetés dans le fleuve. Le personnage du Supersage reprend toutes ces fonctions : c’est un perturbateur, puisqu’il contrevient à une action planifiée surnaturelle ; c’est un survivant ; et il reprend les deux figures associées aux deux séries animales, le rôle de Mère des animaux assurant la multiplication en diversité et en quantité de la mégafaune, et le rôle de chamane officiant avec ses auxiliaires animaux réels et imaginaires.

Le personnage du Supersage est incorporé à la fois dans un temps du mythe et dans un temps historique. Il prend donc une dimension héroïque. Il fait le lien entre la mythologie religieuse et les affaires politiques du temps. Il est un héros du travail efficace, aussi bien en Mésopotamie qu’en Chine. Le Supersage mésopotamien connaît parfaitement les procédés techniques locaux de la construction navale, mais les décline avec une dimension surhumaine. Le Supersage chinois succède à des chamanes antérieurs qui n’ont pas su maîtriser le fleuve, et se montre infatigable et acharné au travail pendant des décennies, négligeant sa propre famille.

Ces déluges avec Supersage mettent en avant un héros masculin, les personnages féminins étant connotés négativement. Ils peuvent être opposés avec les mythes diluviens construits sur un schéma de type Philémon et Baucis, où une rémunération éternelle unit pour toujours le couple qui a procuré l’hospitalité aux voyageurs. Plus encore, dans le déluge mandan, la Mère-des-bisons est celle qui reçoit la plus belle rémunération, et aussi celle qui choisit et répartit les plaisirs matériels dans le groupe de ceux qui font un travail ordinaire, à l’exclusion de ceux qui accomplissent des exploits. Les jeunes hommes mandans suivent le Premier Homme, et avec un peu de chance, ils survivront aux épreuves subies. Dans l’ascétisme d’exploit, il n’existe pour eux que l’éventuelle rémunération négative de la perte de la vie. Le Supersage quant à lui non seulement survit, mais de plus obtient soit le titre d’empereur (Yu le Grand), soit une vie éternelle dans un domaine pour les héros à l’écart des hommes (dans certaines versions du déluge mésopotamien), soit une vie très longue (dans d’autres versions du déluge mésopotamien et dans le déluge biblique) [GLA 15, MAT 92].

Une figure antérieure au Supersage mésopotamien est la déesse Inanna qui procède à une destruction sélective des villes [GLA 15]. L’exégèse biblique du mythe diluvien a expliqué une composition du texte à partir de deux trames narratives superposées, l’une associée à un grand pouvoir surnaturel, l’autre avec un héros patron d’une ville. Dans la première trame, la terre est pervertie, la série animale de l’arche se compose de sept couples d’animaux impurs et d’un couple impur, la réconciliation avec le pouvoir surnaturel se base sur une offrande sacrificielle d’un animal pur. Dans la seconde trame, la série animale comprend toute la mégafaune, et le déluge se termine avec une alliance contractuelle avec le héros patron de ville. Pour la Mésopotamie, la trame initiale, avant même l’introduction du Supersage, est celle d’une grande déesse qui n’apporte qu’une rémunération négative, à savoir la destruction de quelques villes. Dans les mythes chinois, plusieurs variantes existent à propos de l’épouse d’Yu le Grand, témoignant d’une incompréhension devant le travail de l’époux. Elle ne le reconnaît pas, alors qu’il a pris l’apparence d’un ours, dans d’autres variantes, elle se pétrifie. L’absence de bonne entente et de communication entre les époux est le motif de ces variantes, à l’opposé des schémas narratifs diluviens de type Philémon et Baucis, basés sur une entente intemporelle et sans nuages dans le couple.

Le Supersage dit des vérités à plusieurs entrées comme le diplomate ou le devin. Ce qu’il dit est vrai, mais cette vérité ne se révèle que plus tard. Il est un transmetteur des pouvoirs surnaturels, et déploie une capacité de médiation sociale. Son éthique valorisant un travail qualifié de charpentier de marine ou d’hydraulicien est aussi un art politique. Le Supersage mésopotamien adapte son discours à ses interlocuteurs tout en poursuivant son objectif de conservation de l’espèce humaine. Yu le Grand se dénude lorsqu’il négocie avec des ethnies qui vivent dévêtues. Le Supersage incarne le bon conseiller et l’efficacité dans l’action publique.

5.2. Le chamanisme de cour

En Chine, des dispositions réglementaires ont été prises dans la période des Hans pour proscrire le chamanisme de la cour impériale. L’expression « chamanisme de cour » peut donc paraître un peu paradoxale, puisque l’étiquette de la cour chinoise succède à une présence du chamanisme dans l’entourage direct de l’empereur. La Chine, et les cours impériales en Corée et au Japon qui ont pris modèle de la cour chinoise, présente un axe de transformation du chamanisme qui est politique, un chamanisme qui irrigue et se perpétue à travers un art politique et des courants philosophiques, le confucianisme dans l’opposition au chamanisme, le taoïsme dans une version héritière. Si la fin du chamanisme de cour possède une date officielle, celle de sa proscription en – 32 de notre ère, elle s’inscrit dans une séquence historique formatrice de la Chine, par une fédération de royaumes. Schématiquement, la séquence historique est celle de la première dynastie Qin, un petit royaume qui s’impose par une hégémonie militaire et introduit des normes communes à toute la Chine. Les cours des aristocrates des différents royaumes antérieurs accueillaient des lettrés qui furent les victimes de cette unification. La période des Hans de l’Ouest est celle d’une aspiration à un renouveau de religions antiques, ce courant religieux Huang-Lao, où Laozi joue un rôle central : « On attache une grande importance aux méthodes taoïstes destinées à prolonger la vie. Les maîtres du Tao, les chamanes et les sorciers tiennent le haut du pavé » [BAT 19]. Le confucianisme et son éthique compassionnelle sont dans une compétition avec ces courants d’inspiration chamanique, son étiage correspondant à l’unification de la Chine. La disparition du chamanisme de cour à la fin de la dynastie des Hans de l’Ouest est interprétée à travers la montée en puissance à l’intérieur de la cour impériale des eunuques qui se constituent en aristocratie parallèle, tandis que les grandes familles se positionnent dans le schéma complexe du fonctionnement de la cour « à la chinoise » en accaparant les positions clefs [BAT 19].

Les chamanismes chinois sont présentés comme différents de la culture de l’extase propre au chamanisme de taïga. Pourtant les populations sibériennes toungouses, qui servent de référence pour le chamanisme de taïga, ont toujours eu une présence importante dans l’espace chinois. Ces populations d’origine sibérienne ont subsisté, en refluant devant l’avancée des néolithiques, et ont constitué des ethnies bénéficiant d’une préservation dans le monde chinois.

Une remontée de la taïga vers le nord ouvre des voies de pénétration dans l’espace chinois qui se singularise par l’inexistence d’une période chalcolithique, celle où s’affirment des sociétés hiérarchisées. Ce principe d’organisation sociale de type féodal arrive donc brutalement et ouvre la période des Shang. L’ouverture d’une route sibérienne a amené des populations avec une société hiérarchisée maîtrisant la métallurgie du bronze. Le chamanisme de l’entourage royal sous les Shang (de – 1766 à – 1111 avant notre ère), se compose surtout de pratiques sacrificielles et d’oniromancie, donc un chamanisme totalement différent de celui de la taïga. Il n’existe pas d’usage de psychotrope connu, par contre des pratiques artistiques, particulièrement danses et mélopées de chamanesses. Le roi Tang des Shang s’offre en victime lors d’une sécheresse en se coupant ongles et cheveux. Le folklore chinois a conservé le rite d’un roi-dragon brûlé en effigie en cas de sécheresse [MAT 87]. Le corps du roi conjugue simultanément spiritualité et politique. La période Shang semble développer un système proche de celui du roi sacré, ou le corps du roi est porteur d’une puissance propre. Si cette puissance est réputée disparue en raison de mauvaises récoltes, un collège sacerdotal procède au remplacement du roi. Ici, le roi Shang prend les devants, en s’astreignant volontairement à une démonstration pieuse.

Le titre de « Fils du Ciel » apparaît sous les Zhou (à partir de – 1045 avant notre ère). Le chamane monte à l’échelle pour rejoindre le ciel, tandis que le souverain descend l’échelle. « Le roi Zhou, Fils du Ciel, ne règne qu’en vertu du Mandat céleste concédé pour autant que son comportement public et privé s’accorde avec le caractère sacré de la fonction. L’empire est conçu comme un emboîtement de carrés dans lesquels la vertu du roi se répand, en perdant progressivement de son efficacité à mesure que l’on s’éloigne du centre » [BAT 19, p. 41]. Cette première culture curiale chinoise avait été résumée par Henri Maspero comme « une pompe extérieure et un luxe barbare ». « Réunions et cérémonies donnent lieu à des banquets accompagnés de musique et de danses, qui s’achèvent en beuveries. Les danses chamaniques se terminent en orgies, tandis que sorciers et chamanes font et défont les fortunes des courtisans » [BAT 19, p. 40-41].

La période des Royaumes combattants est celle de la fin de la période Zhou (– 481, – 221 avant notre ère) : des royautés rivales et puissantes développent des cours aristocratiques, avec un personnel intellectuel allant de cour en cour, ce qui était déjà le cas pour Confucius. Le mythe du déluge mésopotamien est aussi basé sur la valorisation d’un personnage habile en diplomatie. Le confucianisme considère de façon négative les chamanes et leurs démesures, mettant en avant une éthique et un art politique de diplomates qui circulent entre les différentes cours en essayant de consolider des alliances.

Le premier Empire Qin (– 221, – 206 avant notre ère) se veut en rupture avec le confucianisme et la période Zhou précédente. Le premier empereur brûle tous les livres, et fait enterrer vivant les confucéens, ces représentants de l’activité curiale et diplomatique de la période Zhou. Il s’agit d’un coup d’arrêt temporaire au développement des cours, qui reprennent leur développement sous les Hans, à partir des principes d’organisation déjà en vigueur dans la période Zhou.

5.3. Rome et la Chine

À deux siècles de distance, deux accessions à l’Empire, le roi de Qin qui a donné son nom à la Chine, et Auguste à Rome peuvent être comparées. Il a été noté la ressemblance des stèles impériales qui bornent les deux empires, avec la même contradiction fondamentale : il n’existe qu’un seul empereur qui règne sur toute la terre dit la propagande officielle, mais en pratique celui-ci borne son domaine, construit un gigantesque mur défensif, grande muraille ou limes romain.

La doctrine impériale de la période Qin, celle de l’unification de la Chine, présente une sorte d’anomalie, le seul moment où l’Empire ne se fonde pas sur un Mandat céleste. Le domaine de l’empereur est celui de l’ensemble des terres, tandis que les pouvoirs surnaturels résident dans le ciel. L’idée de mandat terrestre est aussi mise en avant par le premier empereur romain, qui dans les stèles qui marquent l’extension de son empire, se présente comme un gestionnaire efficace, rendant compte de ses faits au Sénat romain. Pour les grandes catastrophes naturelles, il existe une alternative entre le déni cynique et le mandat du ciel. Dans les deux séquences historiques de Rome et de la Chine, un épisode de déni cynique est bien associé à la formation même de ces empires. La rhétorique cynique est effectivement mobilisée par les tout premiers empereurs romains. La doctrine de la césure entre le Ciel et la Terre se retrouve exprimée dans l’éthique d’impassibilité avancée par les stoïques.

Il est possible de comprendre la formation de l’Empire romain comme comportant un programme de restauration d’une religion première de Rome idéalisée et recréée. « Jupiter est le maître des hautes demeures du ciel et des royaumes d’un monde au triple aspect. La terre est soumise à Auguste. L’un et l’autre sont père et chef de son empire » [OVI 66, p. 394] : cette revendication de césure entre les puissances divines et un pouvoir politique impérial était déjà présente dans la première unification impériale de la Chine. L’épisode avait été cette fois-ci révolutionnaire, au sens de la revendication d’un changement d’un principe général de pratique politique. Le premier empereur de Chine prétend passer de la dynamique du feu, qu’il associe à celle des Royaumes combattants, à celle de l’eau. Le système chinois de grandes cours où circulent des spécialistes de la politique est remplacé de façon révolutionnaire par une norme unifiée fédérale, portée par l’hégémonie des armées du royaume de Qin.

Dans l’histoire globale des cours royales et impériales, ces deux premiers empires diffèrent. La militarisation opérée par le premier empereur chinois met en avant une grande administration, mais réduit volontairement la dimension curiale, alors même que les cours aristocratiques et royales ont déjà établi des étiquettes et des modes d’organisation. La cour du Haut-Empire romain est une innovation discrète qui se construit à partir de la domus Augusta, avec ses serviteurs, auxquels Auguste ajoute un conseil et une petite bureaucratie. La sociabilité curiale est celle de nombreuses fêtes religieuses données dans la maison d’Auguste. La cour se forme par un phénomène d’attraction, sans véritable statut, la Rome d’Auguste n’étant officiellement ni un royaume ni un empire [BAT 19]. Si Tibère choisit de circuler entre ses résidences à l’abri des regards, Néron déploie à la vue de tous le complexe palatial de la domus Aurea après l’incendie de Rome. Ce faste curial est mal accepté, mais il témoigne du processus d’établissement d’une cour impériale dès le Haut-Empire.

Des bannissements de lettrés ont lieu lors de la concentration des pouvoirs amenant les premiers très grands Empires, en Chine et à Rome. L’établissement de l’Empire en Chine se fait dans une représentation du temps faisant succéder au wuxing du feu celui de l’eau. La purge des seigneurs féodaux en Chine atteint aussi toute forme de recours à l’histoire dans les affaires du temps. Le rapport au temps lors de la formation de la Chine est de type révolutionnaire : le premier Empire se développe autour d’une nouvelle idéologie politique, en rupture par exemple avec la tradition du roi prêtre recevant mandat du ciel développé dès les premiers royaumes chinois, et repris par les empereurs dès la dynastie suivante, les Hans. Dans le début de la Rome impériale, le bannissement d’Ovide est justifié par un seul de ces ouvrages, L’Art d’aimer, et la pratique de la divination privée à propos des affaires du temps. L’intersection de ces condamnations indique que la conjugaison dangereuse pour les lettrés est celle d’un savoir au présent, approprié à la contingence des relations humaines.

L’exil d’Ovide à Constanța, dans le delta du Danube, témoigne directement de la formation précoce de la cour romaine du Haut-Empire. Ovide, qui avait commencé une carrière politique, devient poète et courtisan. Sa disgrâce est un aléa issu d’une codification des relations matrimoniales, entreprise impériale devant laquelle il a manifesté son désaccord. La religion impériale romaine est restée apollinienne jusqu’en 312, ce qui valorise une figure de l’amoureux maladroit, et non de l’habile amant que présente L’Art d’aimer, seul texte qui figure explicitement dans l’acte de relégation d’Ovide. Les Métamorphoses d’Ovide écrites peu avant sa condamnation en l’an 8 de notre ère mettaient en avant un déluge universel (toutes les terres ont été submergées) et moraliste (Philémon et Baucis, couple modèle et hospitalier), égalitaire pour les deux époux, dans un travail courtisan vis-à-vis d’Auguste, avec insuccès. Les populations locales du delta du Danube où réside Ovide ont des religions populaires du dragon. Les armées romaines adopteront l’insigne des troupes de cette partie de l’Europe, le dragon en complément de l’aigle impérial. Entre le sauroctone de la religion officielle et les drakones des religions locales, le dictionnaire mythologique des Métamorphoses n’a pas su trouver sa place. Les premières maisons impériales du Haut-Empire romain doivent déployer à domicile les affaires de l’empire. Le modèle de la cour romaine est plus proche de celle des premières cours chinoises antérieures à l’empire, avec le banquet comme centre de sociabilité. L’empereur est un père de famille qui reçoit autour de sa table. Les femmes jouent un rôle subordonné. Le modèle chinois de la cour impériale est celui des différentes boîtes incluses l’une dans l’autre qui constituent une série graduelle entre l’espace public et privé. Les débuts de l’Empire romain, à travers des choix différents d’organisation des espaces à l’intérieur des palais, sont ceux où aucun plan clair ne s’est vraiment imposé pour une vie privée qui est en représentation publique. L’étiquette de cour du Haut-Empire romain s’est affirmée en s’opposant à la démarche objectivante des relations amoureuses de L’Art d’aimer d’Ovide.

L’art de la première dynastie chinoise donne une représentation réaliste de la totalité d’une armée. L’art est « hyper-réaliste » : avec par exemple un double dragon en bronze très proche de grands serpents. Le déluge chinois (mythe de Yu le Grand) est une référence qui subsiste, même sous les Qin. Les variantes sont très petites vis-à-vis d’une trame mythologique très largement partagée, cependant l’empereur Qin décide de brûler tous les livres, et de faire enterrer vivant tous ceux qui ont la mémoire des livres. Le premier empereur chinois opère une restauration de l’oral, tandis que du côté romain, la condamnation d’Ovide se fait dans un ensemble de mesures qui visent à interdire la divination privée, donc mettre en sourdine l’immense babillage qui entoure l’actualité.

La volonté d’éternité du premier empereur de Chine fonde paradoxalement la science historique avec Sima Qian, à l’époque de la dynastie suivante, celle des Hans, partant d’une évaluation critique de la période Qin.

6. Discussion : la politisation des corporalités

Le fil conducteur de cet ouvrage sur l’histoire des changements climatiques est celui des interactions entre des fortes variations climatiques et les cultures humaines. La période de ces premiers empires de Chine et de Rome est celle du maximum d’extension du désert du Sahara vers le début de l’ère du calendrier chrétien. Une petite variation froide est maximale dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, puis la famine d’Irlande de 1846 marque le renversement vers le réchauffement. Les études d’histoire du climat indiquent par exemple, un affaiblissement de la dynastie Tang par une plus grande irrégularité dans le régime de la mousson. Les civilisations humaines des époques protohistoriques et historiques se montrent ainsi très affectées par de faibles variations du climat. Le Sahara voit par exemple disparaître le système urbain des Garamantes basé sur des transports par des charriots tirés par des chevaux au temps de l’Empire romain, remplacé par le système de caravanes transsahariennes utilisant des dromadaires. Ainsi, à l’époque préhistorique, une forte instabilité climatique a participé d’une stabilité des cultures humaines, tandis qu’aux époques protohistorique et historique, de faibles variations climatiques ont contribué à entretenir un renouvellement rapide des civilisations humaines.

Les corporalités spirituelles forment un élément d’ajustement pour le Paléolithique. Des transformations inspirées et volontaires des corps ont été au centre des stratégies alors mises en œuvre par les hommes confrontés à une forte instabilité climatique. Pour l’analyse du présent, le cadre d’analyse repose sur les deux notions de spiritualité politique* et de religion politique. La notion de « religion politique » a été introduite par Gentile, à partir d’une synthèse sur les mouvements antisémites et fascistes du début du XXe siècle [GEN 05]. La terminologie « religion politique » provient, tout comme celle de « régime totalitaire », des écrits fascistes et de la forte implication des clercs dans des mouvements qui utilisent une référence religieuse explicite, comme dans le cas de la « Légion de l’archange Michel » de Codreanu, en Roumanie. Cette terminologie vient compléter celle de Raymond Aron, qui a parlé des « religions séculières » pour l’analyse des communismes dénonçant toute forme de religion. Les politologues du contemporain ont ainsi introduit une catégorie commune dans les régimes totalitaires, entre les « religions politiques » cherchant à s’appuyer sur des motifs religieux, et les « religions séculières » revendiquant une absence de religion. Soit la tradition (Auguste et son aspiration à une religion romaine des origines), soit la révolution (l’empereur de la dynastie Qin et son élément eau comme principe d’action) : cette opposition est présente dès les premiers empires, mais il ne s’agit pas ici de s’interroger sur les transformations des formes de la violence politique à travers l’histoire, mais d’une enquête limitée aux possibilités d’entraînement par des variations climatiques de conflits violents et d’une modification des cultures politiques.

Il faut attendre le début du stade isotopique 1 pour avoir des preuves archéologiques de massacre de population par une action guerrière, si bien que les corporalités spirituelles du Paléolithique ne semblent pas s’associer à des formes de violence sociale autres que celles de l’automutilation ou du cannibalisme rituel ou de famine. L’effet d’entraînement d’une forte volatilité climatique s’est limité à une redéfinition du partage entre mystique et ascétique, avec une progression de la part de cette dernière.

La notion de « spiritualité politique » a, elle aussi, été introduite dans le contexte d’évènements politiques du XXe siècle, comme quelque chose qui avait été éclipsé par des analyses des mouvements politiques et sociaux focalisées sur la période des Révolutions américaine et française de la fin du XVIIIe siècle. Dans l’analyse des grandes innovations, il peut être opposé la notion de « spiritualité politique », à celle de « choc technologique ». Dans un choc technologique, les comportements et les régulations doivent s’adapter à la surprise radicale d’une nouvelle invention. Par exemple, Georges Akerlof avait vérifié que la pilule anticonceptionnelle au XXe siècle correspond bien à ce schéma du choc technologique initial qui modifie comportements et régulations [AKE 05]. Jacques Cauvin avait conclu que la révolution néolithique, c’est-à-dire les débuts de l’agriculture, ne correspond pas à ce schéma du choc technologique [CAU 00], mais qu’au contraire ce sont les aspirations spirituelles qui se sont modifiées d’abord, alors que les outils et les technologies sont restés les mêmes dans un premier temps. En ce cas, nous sommes dans la « spiritualité politique ».

L’abandon du culte d’Apollon en 312 par l’empereur Constantin qui se convertit au christianisme soulève un débat sur les motivations réelles de l’empereur [VEY 07]. Le débat souligne les éléments de continuité dans la détermination d’une religion impériale d’Auguste à Constantin, mais celui-ci ne veut plus retrouver la religion romaine des origines comme le premier empereur, et porte une religion minoritaire nouvelle qu’il aide à structurer [VEY 07]. Constantin renchérit sur les lois luttant contre le libertinage amoureux, conformément aux orientations initiales d’Auguste et à la justification officielle de l’exil d’Ovide. Le poète réclamait deux domaines séparés, celui du religieux et celui du politique, séparation de plus en plus inexistante dans l’antiquité tardive romaine et chrétienne. Constantin s’appuie sur une théologie normative où la Providence divine s’exprime par des colères, théorisée par Lactance [LAC 82]. Celui-ci polémique contre les dieux impassibles des philosophes, mais sa principale différence avec la religion romaine impériale apollinienne, est celle d’une théodicée normative faisant des catastrophes des actes de justice divine envers les hommes.

Plusieurs situations pour un mythe de déluge, de renaissance, ont été ici détaillées. Pour les Amérindiens des plaines d’Amérique du Nord, il peut être dit que c’est la formation d’un espace politique qui est contrariée, à la suite de Clastres [CLA 74]. La tribu des Mandans, sédentarisée et pratiquant l’agriculture, est cernée par une coalition des autres tribus : certaines tribus ont connu un âge agricole pour revenir à une économie de prédation, comme les Crows, indiquant que les interactions restent fixées sur un haut niveau de violence sociale. Le déluge mandan est un grand festival des corporalités spirituelles, perpétuant de façon vivante des pratiques introduites dès le Paléolithique. Les premiers empires à Rome et en Chine introduisent un nouveau régime des corporalités. Sous les Hans, les chamanes ne doivent plus se manifester en raison de l’instauration d’une étiquette de cour. L’interprétation vaut sans doute aussi pour l’exil d’Ovide. Cette mise à l’écart en raison d’une entreprise d’objectivation des relations sociales et amoureuses, qui a sans doute été perçue comme la plus contraire à l’instauration d’une étiquette de cour. Les armées de terre cuite des premiers empereurs chinois fixent les individualités dans une identité sociale et individuelle, et cette immobilité réaliste marque bien la distance prise par rapport aux grands festivals du renouveau de la nature avec leurs multiples corps colorés en mouvement qui ont participé des premières cultures humaines.

 

Bibliographie

Pour en savoir plus : Migration et changement climatique